Freud et les expériences exceptionnelles
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L’entrée dans le domaine public de l’œuvre freudienne est une chance de redécouvrir un aspect méconnu de son œuvre : son intérêt pour « l’occultisme » et les expériences exceptionnelles.
La position de Freud sur les expériences exceptionnelles ne sera pas toujours la même. Ses premiers écrits sur le rêve le conduisent tout d’abord à s’intéresser à leurs interprétations en lien avec le transfert de pensée, en particulier à propos du rêve apparemment prémonitoire d’une patiente (Freud, 1899). Il propose une hypothèse originale, s’appuyant sur des associations d’idées et l’histoire de la patiente, expliquant qu’il n’y avait pas de forces occultes à l’œuvre autres que des processus inconscients. Le souvenir du rêve anticipant l’événement serait en fait une reconstruction après-coup, un faux-souvenir, ressurgissant pour déplacer un retour du refoulé sous la pression d’une forme de censure.
Il analysa ensuite, dans L’interprétation des rêves, les apparitions et la divination, concevant cette dernière comme une illusion, car selon lui : « C’est bien en réalité l’avenir que le rêve nous montre, non pas tel qu’il se réalisera, mais tel que nous souhaitons le voir réalisé » (Freud, 1900). L’essentiel de ses positions théoriques sur la divination dans le rêve paraîtra dans un article, « La Signification occulte des rêves » (1925) qui, aurait du figurer dans l’édition définitive de L’Interprétation des rêves.
Au fur et à mesure qu’il lit et expérimente sur le sujet, Freud est de plus en plus passionné par ce sujet. Il a d’abord donné des explications psychanalytiques comme alternatives aux croyances occultes associées aux rêves, jusqu’à développer sa conviction dans la réalité d’un noyau dur de phénomènes centré sur le transfert de pensée. Progressant prudemment, il interpréta par exemple le crédit accordé par certains aux coïncidences, dans l’« Homme aux rats » à travers le concept de toute puissance des pensées, approfondissant ce thème dans Totem et Tabou (Freud, 1913). Déjà dans Psychopathologie de la vie quotidienne, il abordait d’ailleurs déjà la question de la superstition.
Il abordera également certains ressentis étranges, de l’ordre de « l’inquiétante étrangeté (umheilich) et pouvant donner lieu à des interprétations paranormales de processus psychiques inconscients. Il cite alors comme meilleur exemple la sensation éprouvée dans une maison que l’on pense hantée.
Plusieurs de ses oeuvres majeures aborderont par la suite différents aspects des expériences exceptionnelles. Il étudie en particulier un cas de « névrose démoniaque en 1923.
Puis, Dans L’avenir d’une illusion (Freud, 1927), il s’intéresse au spiritisme et aux apparitions, supposant qu’il s’agit de projections à l’extérieur de la réalité psychique inconsciente, déniant au passage toute réalité matérielle à la médiumnité. Plusieurs de ses réflexions, notamment sur les religions, s’éclairent de son expérience de l’occultisme. L’occultisme devient un mélange de croyances et de connaissances qui viennent « colorer » une psychopathologie ou ordonner certains fonctionnements culturels.
Freud se centre ensuite plus précisément sur la télépathie et rédige trois textes sur ce sujet : « Psychanalyse et télépathie » (1921), « Rêve et télépathie » (1922) et « La signification occulte des rêve » (1925). Ces textes condensent en partie un certain nombre de ses réflexions élaborées dans ses correspondances avec Ferenczi.
Il reprend l’ensemble de ces écrits dans « Rêve et occultisme », en 1936, qui est son texte le plus abouti sur ce sujet et dans lequel il indique clairement son positionnement en faveur de l’existence de la télépathie, notamment à la suite d’expériences effectuées avec des voyants.
A la même période, il analyse également dans une lettre à Romain Rolland une expérience personnelle de “déjà-vu”.
Plusieurs de ces textes ont été regroupés dans l’anthologie dirigée par George Devereux, Psychoanalysis and the occult (1953), où sont réunies d’autres contributions de psychanalystes (Hitschmann, Róheim, Deutsch, etc.). Le transfert de pensée y est alors décomposé en trois types de phénomènes de « coïncidences », ou selon le terme préféré par Devereux , de « concordances » : entre la pensée de l’analyste et celle de ses patients, entre les pensées des patients et des événements à l’extérieur de la situation analytique, entre la pensée de l’analyste et des événements à l’extérieur de la situation analytique.
Cependant, comme le souligne le psychanalyste René Kaës, l’intérêt de Freud pour le transfert de pensée est resté « une question longtemps méconnue, cachée, occultée, et jusqu’à ces toutes dernières années en France : des manuscrits ont disparu, des textes ont attendu vingt ans pour être publiés (après la mort de Freud), davantage encore pour être traduits, et certains ne le sont pas encore. » (In : Kaës et al., 1993, p. 19).
Cette attitude des psychanalystes pourrait n’être que l’écho de la propre ambivalence du fondateur de la psychanalyse. Comme l’a notamment montré Christian Moreau (1976), Freud éprouva à l’égard de l’occulte un curieux mélange d’attraction et de répulsion qui ne l’a cependant pas empêché de rédiger un certain nombre de textes qui sont toujours d’actualité concernant cette clinique particulière.
Devereux, G. (dir., 1953). Psychoanalysis and the occult. New York : International University Press.
Freud, S. (1899/1984). Une prémonition onirique accomplie. In Résultats, idées, problèmes I (pp. 109-111). Paris : PUF.
Freud, S. (1900/1999). L’interprétation des rêves. Paris : PUF, coll. « Grands ouvrages ».
Freud, S. (1901/1997). Psychopathologie de la vie quotidienne. Paris : Petite Bibliothèque Payot.
Freud, S. (1913/1993). Totem et tabou. Paris : Gallimard.
Freud, S. (1919/1971). L’inquiétante étrangeté. In : Essais de psychanalyse appliquée (pp. 163-210), Paris : Gallimard.
Freud, S. (1921a/1991). Psychanalyse et télépathie. In Œuvres complètes, XVI (pp. 10-15). Paris : PUF.
Freud, S. (1921b/1991). Rêve et télépathie. In Œuvres complètes, XVI (pp. 119-144). Paris : PUF.
Freud, S. (1923/1971). Une névrose démoniaque au XVIIe siècle. In : Essais de psychanalyse appliquée (pp. 211-251), Paris : Gallimard.
Freud, S. (1925/1992). Quelques suppléments à l’interprétation des rêves. In Œuvres complètes, XVII (pp. 185-188). Paris : PUF.
Freud, S. (1927/1971). L’avenir d’une illusion. Paris : PUF.
Freud, S. (1932/1984). Rêve et occultisme. In Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (pp. 45-79). Paris : Gallimard.
Freud, S. (1936). Brief an Romain Rolland : Eine Erinnerungsstörung auf der Akropolis. In Almanach der Psychoanalyse 1937, Vienna : Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 9-21.
Freud, S. (1954). Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats). In : Cinq psychanalyses. Paris : PUF.
Freud, S. (1984). Résultats, idées, problèmes I. Paris : PUF.
Kaës, R., Faimberg, H., Enriquez, M., Baranes, J.J. (1993). Transmission de la vie psychique entre génération. Paris : Dunod.
Moreau, C. (1976). Freud et l’occultisme. Paris : Privat.