Phénomènes associés
> Le syndrome de Charles Bonnet
En 1760, le philosophe et biologiste suisse Charles Bonnet (1760, pp. 426-428), décrivait les hallucinations vécues par une personne âgée, « un homme respectable, plein de santé, de candeur, et de mémoire », mais souffrant d’une cécité presque totale. Il disait parfois percevoir des « figures d’hommes, de femmes, d’oiseaux, de voitures, de bâtiments, etc. » qui pouvaient « s’approcher, s’éloigner, fuir ; diminuer et augmenter de grandeur ; apparaître, disparaître, réapparaître ». Charles Bonnet souligna que ces hallucinations « n’affect[ait pas] son oreille », et que le sujet « ne pren[ait pas] ses visions pour des réalités ».
Aujourd’hui, le terme « syndrome de Charles Bonnet » est utilisé pour décrire soit des hallucinations visuelles structurées chez des sujets sains d’esprit (sans spécifier d’étiologie particulière, mais en notant que l’âge avancé et les maladies de l’œil sont souvent associés au syndrome), soit des hallucinations visuelles structurées associées à une maladie de l’œil (Ffychte & Howard, 1999). Cette dernière définition est celle le plus généralement acceptée.
Dans tous les cas, le syndrome de Charles Bonnet est une conséquence de la dégradation de la vision du patient (à cause d’une maladie de l’œil, une tumeur, une attaque cérébrale…), et non une indication d’une perte de santé mentale du sujet.
Bolduc, Brissette, Lefebvre, Huang et Leroux (2008, p. 5) soulignent le manque d’information adéquat concernant ce syndrome bénin :
” Les gens sont réticents à avouer qu’ils ont des hallucinations car ils craignent d’être considérés comme « fou » et d’être traités en conséquence (…). De plus, les médecins et autres professionnels de la santé sont très peu familiers avec les perceptions hallucinatoires associées à une déficience sensorielle et donc, investiguent peu ce phénomène (…). Selon les données de Teunisse et al. (1996), 77 % des personnes ayant des hallucinations visuelles cacheraient cette information à leur médecin, malgré l’anxiété qu’elles peuvent vivre concernant leur santé mentale (…). Lorsqu’elles le font et que leur témoignage est bien reçu, 94 % de ces personnes sont soulagées de découvrir que ce phénomène est connu et bénin (…). ”
Nous reprenons ici certaines caractéristiques rapportées en particulier dans Teunisse, Cruysberg, Hoefnagels, Verbeek et Zitman (1996), Ffychte et Howard (1999), et Schlutz et Mezlack (1991).
Le contenu des hallucinations est très large, mais semble plus restreint pour un individu donné. Les objets ou formes hallucinées sont généralement très nets même lorsqu’ils apparaissent au loin. Les objets peuvent apparaître plus grands ou, le plus souvent, plus petits (macro/micropsie, ou hallucinations lilliputiennes) que leur taille originale. Les visions peuvent être statiques ou dynamiques. Une même hallucination peut être présente plusieurs secondes ou plusieurs heures selon les cas. Elles peuvent suivre le mouvement des yeux ou non, et être bien intégrées à l’environnement ou pas.
Une caractéristique des hallucinations du syndrome de Bonnet est qu’elles n’interagissent pas avec le sujet : elles peuvent apparaître un peu comme un film (un peu ennuyeux) qui défile devant les yeux du sujet (Sacks, 2009).
Les sujets rapportent des formes abstraites, formées par un même motif ou une texture se répétant (tessellopsie). Par exemple, un mur de brique, des tuiles, du carrelage coloré, des losanges, ou autre motifs géométriques kaléidoscopiques… D’autres formes abstraites prennent la forme d’embranchements (dendropsie), ressemblant à des arbres ou des cartes routières. Ces images peuvent contenir des couleurs extrêmement vives (hyperchromatopsie).
Par ailleurs, un objet, réellement présent dans le champ visuel ou totalement halluciné, peut venir envahir le champ visuel du sujet. Un objet venant d’être regardé, peut ainsi suivre l’œil, remplaçant chaque nouvel objet fixé pendant plusieurs secondes ou minutes (persévérance). Une texture peut aussi s’étaler sur d’autres objets, comme le motif d’un papier peint sur la nappe de la table du salon (étalage). Enfin, un même objet peut se retrouver répété dans le champ visuel, formant une matrice d’objets identiques alignés horizontalement et verticalement (polyopie).
De nombreuses personnes rapportent aussi des personnages ou des parties du corps humain, comme des visages ou des mains. Les personnages sont parfois issus de dessins animés. Les visages sont souvent laids et déformés (prosopométamorphopsie), avec des dents de taille disproportionnée.
La présence d’animaux (chiens, chats, oiseaux…), de plantes, de paysages ou autres objets inanimés sont aussi couramment rapportés.
Schlutz et Melzack (1991) rapportent avec surprise que de nombreux patients trouvent que leurs hallucinations constituent une expérience plaisante. Ils sont intéressés ou amusés par le phénomène. D’autres personnes, cependant, les trouvent ennuyeuses, en particulier lorsqu’elles persistent pendant une durée prolongée. Des sujets sont aussi perturbés par ces images, en particulier lorsqu’elles représentent des visages déformés. Finalement, d’autres personnes rapportent des réactions émotionnelles mitigées, dépendant de la nature des hallucinations.
Les mécanismes du syndrome sont pour le moment peu connus. De nombreuses étiologies y sont associées, il est donc difficile d’isoler un mécanisme en particulier. Cependant, il est accepté qu’une cause nécessaire (mais non suffisante) de l’apparition de ces hallucinations est l’absence d’input visuel, qu’il soit dû à une maladie de l’œil ou à un dysfonctionnement cérébral. En l’absence d’input, certaines parties du cortex visuel, dont l’activité était normalement régulée par des stimuli extérieurs, voient leur activité dictée par d’autres partie du cerveau (libération corticale), afin de maintenir une certaine activité neuronale (phénomène d’homéostasie), créant ainsi des impressions visuelles (voir par exemple Reichert, Seriès & Storkey, 2010). Le syndrome de Charles Bonnet a été comparé au phénomène des membres fantômes chez les personnes amputées, qui au lieu d’être privées d’input visuels, sont privées des inputs sensoriels provenant du membre amputé (Schlutz & Melzack, 1991).
Le syndrome de Charles Bonnet apparaît chez les personnes ayant perdu une grande partie de leur cécité. Le plus souvent, les sujets sont des personnes âgées (le plus souvent des femmes), mais le syndrome peut apparaître à tout âge (voir par exemple Schwartz et Vahgei, 1998). Il est fréquent chez les personnes âgées atteintes de dégénérescence maculaire (prévalence évaluée entre 10 et 15 %). Il est probable qu’avec le vieillissement de la population, ce syndrome devienne de plus en plus courant. Les hallucinations semblent apparaître le plus souvent le soir, lorsque la personne est en état d’excitation assez faible. Certaines études rapportent qu’un caractère faiblement extraverti ainsi que le fait de vivre seul sont des facteurs prédisposant à l’apparition du syndrome, bien que cela reste à confirmer par d’autres études. D’après Desmettre et Cohen (2009, p. 25), certains traitements maculaires (traitant la dégénérescence maculaire) peuvent favoriser l’apparition du syndrome.
Peu d’études contrôlées ont été menées pour trouver un remède à ces hallucinations, et il n’existe pas à ce jour de traitement pour faire disparaître le syndrome. D’après Desmettre et Cohen (2009, p. 25), le simple fait de rassurer le patient réduit l’occurrence du syndrome et peu aboutir à sa disparition progressive. Teunisse et al. (1996) notent que fermer les yeux, approcher les hallucinations, éloigner son regard des hallucinations ou allumer/éteindre la lumière peut aider à la disparition des visions.
Le syndrome de Charles Bonnet est un phénomène bénin relativement courant chez les personnes âgées soufrant de perte de vision, mais est relativement peu connu chez les patients et les médecins. Les patients, sains d’esprit, sont sujets à des hallucinations visuelles complexes et structurées, prenant la forme de figures géométriques, de personnages, d’animaux ou d’objets inanimés. La nature des hallucinations ne génère le plus souvent pas d’anxiété, mais le sujet est souvent inquiet de sa propre santé mentale et n’ose souvent pas en parler à sa famille et son médecin. Le syndrome n’est pas causé par une perte de santé mentale, mais est la conséquence de la perte de vision, causant une privation sensorielle du cortex visuel. Il n’existe pas de traitement à ce syndrome, mais quelques « trucs » peuvent aider à faire disparaître temporairement les hallucinations.
Références
Bonnet, C. (1760) Essai Analytique sur les facultés de l’âme. Copenhague : Philibert.
Bolduc, D., Brissette, L., Lefebvre, G., Huang, Y., & Leroux, T. (2008) Les hallucinations et les pertes sensorielles, Programme Surdicécité, Institut Raymond-Dewar.
Desmettre, T., & Cohen, S. Y. (2009) Dégénérescence maculaire liée à l’âge, 2e édition, Elsevier-Masson. ISBN 978-2-84299-966-7.
Ffychte, D. H. & Howard, R. J. (1999) The perceptual consequences of visual loss : ‘positive’ pathologies of vision, Brain, 122, pp. 1247-1260.
Reichert, D. P., Seriès, P., Storkey, A. (2010) Hallucinations in Charles Bonnet Syndrome induced by homeostasis : A deep Boltzman machine model, Advances in Neural Information Processing Systems, 23.
Sacks, Oliver (2009) What hallucination reveals about our minds, TED talk, filmé en février 2009.
Schlutz, G., & Melzack, R. (1991) The Charles Bonnet Syndrome : ‘phantom visual images’, Perception, 20, pp. 809-825.
Schwatz, T. L., & Vahgei, L. (1998) Charles Bonnet syndrome in children, Journal of AAPOS, 2(5), pp. 310-313.
Teunisse, R. J., Cruysberg, J. R., Hoefnagels, W. H., Verbeek, A. L., & Zitman, F. G. (1996) Visual hallucinations in psychologically normal people : Charles Bonnet’s sydrome, Lancet, 347, pp. 794-797.